Amour et Miséricorde dans la Bible

« Amour et Miséricorde », Catéchèse du Cardinal Jean-Marie LUSTIGER, archevêque de Paris, lors des JMJ de Toronto (26 juillet 2002)
"Laissez-vous réconcilier avec Dieu" (2 Co 5,20)
Hier soir, lorsque le Pape est apparu, ce fut, pour nous tous, un choc au cœur. Dans sa faiblesse il s’est avancé en témoin de Dieu, en messager de Dieu.
Il nous propose de réfléchir ce matin à cette phrase de saint Paul "Laissez-vous réconcilier avec Dieu par le Christ". La miséricorde : ce thème habite la pensée du Pape en raison même de sa mission, de la situation du monde, de son expérience.
En 1978 lorsque Jean Paul II a été élu pape, le monde a découvert un athlète de Dieu. Sa première Lettre au monde fut "Le Christ, Rédempteur de l’homme" : acte de foi dans la puissance de Dieu qui veut délivrer l’homme.
Un an après, il nous adresse sa deuxième Lettre : "Dieu, riche en miséricorde". La miséricorde, c’est l’amour qui pardonne, c’est l’amour qui apprend à pardonner. La miséricorde, c’est la seule riposte qui désarme la violence, la haine, le péché.
Miséricorde et violence du monde.
Le Pape a appelé avec force tous les catholiques, tous les hommes de bonne volonté, à entrer audacieusement dans le chemin de la Miséricorde, de l’amour et du pardon. Car beaucoup y voient le moyen nécessaire de la liberté politique et du progrès économique.
La violence est devenue insupportable dans notre monde. Vous le savez mieux que d’autres, vous dont la jeunesse s’est développée au milieu des images venues de la terre entière. Oui, vous savez tout de la violence du monde ! Vous l’avez apprise peut-être au jour le jour, là où vous vivez, à l’intérieur même de nos pays pourtant si protégés comparativement aux autres en Afrique, en Asie etc. Au sein de notre société riche et en paix, vous connaissez pourtant la violence de la drogue, celle des agressions sexuelles, la violence de la publicité et de l’argent, vous avez surtout appris parfois en les subissant la vengeance impitoyable et l’enchaînement de la mort.
Comment rompre cette spirale ? Est-ce possible ? Car nous devons constater l’échec de toutes les institutions ! Combien de plans de paix, combien de délégations de l’ONU parties de par le monde avec des hommes d’une générosité folle ! J’en ai été le témoin en Bosnie et à Sarajevo ; j’ai vu bien des gestes bouleversants d’humanité jusqu’à celui des légionnaires français venant au secours de vieilles dames et des bébés… Et pourtant la vengeance prend le dessus, la guerre continue sans merci, et avec elle la faim et l’exploitation des pauvres…
Dure société !
Certains parmi vous comme parmi nos contemporains sont écœurés et disent : Laissons tomber, menons notre vie tranquillement ; c’est terminé, nous fermons les yeux. D’autres se révoltent, veulent tout casser. D’autres encore accusent Dieu : Si Dieu existait, il ne devrait pas permettre cela !
De Caïn à Noé.
Or, la Bible, au début du livre de la Genèse, pose déjà cette question, dans un récit d’une grande force symbolique. Le Pape, hier soir, le rappelait : après la création, dans un monde qui devait être un jardin paradisiaque, l’homme a fait entrer la mort avec le meurtre d’Abel par Caïn dont Dieu avait refusé les offrandes (Gn 4, 3sq).
Et voilà que le mal se multiplie dans l’humanité, comme je l’évoquais en commençant ; et cela nous révolte. Dieu voit son œuvre défigurée par le péché des hommes ; il décide de détruire cette humanité qui le déçoit. Comme si Dieu se faisait l’objection : Qu’ai-je fait là ! J’efface tout (Gn 6, 5sq).
Mais Dieu voit un homme juste, un homme selon son cœur : Noé. Alors Dieu épargne un reste. Noé entre dans l’arche qu’il a bâtie sur l’ordre de Dieu, pour se sauver avec toute sa famille de la destruction générale du Déluge.
Puis, Dieu s’engage à ne jamais détruire sa création, même lorsque les hommes qu’il a créés pour l’amour, pour la paix, pour le bonheur provoqueront le malheur. Dieu établit ainsi son Alliance ; et dans un symbolisme étonnant, donne l’arc-en-ciel, en signe de cette alliance irréversible de Dieu avec sa création : il l’aime et veut la garder ; il est plein de compassion et veut la sauver.
Ce soir, nous méditerons le Chemin de la Croix. C’est en quelque sorte la réponse à ce récit. Découvrons maintenant le chemin qui sépare la promesse de Dieu faite à Noé du mystère de la Croix, mystère de la délivrance du mal.
Je vous le rappelais en commençant, le Pape, au début de son pontificat, a écrit au monde sa Lettre "Dieu, riche en miséricorde". Vingt ans plus tard, le 30 avril 2000, lors de la canonisation de Maria Faustyna, Jean Paul II a décidé, selon la demande de cette sainte polonaise, de faire du dimanche après Pâques, le "dimanche de la divine Miséricorde".
Voilà donc la porte d’entrée qu’il nous ouvre pour la civilisation de l’amour.
***
I. Avec Jésus, le pardon : clé du Règne de Dieu.
Dire que nous sommes le sel de la terre, dire que nous sommes la lumière du monde, c’est dire que nous ne faisons qu’un avec Jésus. En Jésus, le Père montre la richesse inouïe de son amour, le Père nous charge, nous, d’être les témoins de la miséricorde, ceux qui feront miséricorde. Il veut, par nous, briser le cercle infernal de la vengeance.
Ce cercle infernal vous fait peut-être penser à la vendetta légendaire dans certains pays méditerranéens où le sang versé doit toujours être vengé. Il n’en va pas autrement de l’équilibre de la terreur, celui de la bombe atomique : c’est une vendetta immobile, au risque de tout détruire. Si tu bouges, je te lance mes bombes atomiques. - Tu n’oseras jamais le faire, dit l’autre, parce que j’ai moi aussi les miennes !
C’est un tragique jeu que ce jeu "Je te tiens, tu me tiens par la barbichette" ; le premier qui tirera ira en enfer et l’autre avec ! Jeu de fous, jeu à somme nulle, puisqu’il mène au néant. Vous ne voulez pas jouer à ce jeu ? Vous avez raison !
Mais il faut que quelqu’un brise cet enchaînement, arrête ce jeu fou. Pour cela, il y faut une folie plus grande.
1. La mauvaise idée de Jean Baptiste, sa vraie question
Rappelez-vous comment Jean Baptiste annonce la venue de Jésus. Ses paroles peuvent nous surprendre par leur sévérité : "Lui, il baptisera dans l’Esprit-Saint et le feu ; il tient à la main le battoir à battre le blé, pour séparer le bon grain de la bale ; le bon grain, il le prendra dans son grenier, quant à la bale, il la fera brûler au feu qui ne s’éteint pas" ( Mt 3, 11‑-12).
Autrement dit pour Jean Baptiste, Jésus, le Messie, "l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde" (Jn 1, 29), va enfin mettre de l’ordre dans ce monde, trier le bon grain de l’ivraie, détruire le mal et faire apparaître le bien. Bref, le jugement de Dieu. Et ce jugement est redoutable.
Jean Baptiste se trompe-t -il ? Vous le savez, lorsqu’il est en prison, il a un doute sur Jésus. Il envoie ses disciples lui demander : "Es-tu celui qui doit venir (car tu ne corresponds pas à l’idée que j’en avais) ou devons-nous en attendre un autre ?" (Mt 11, 3). Jésus n’obéit pas, apparemment, au programme que lui assigne Jean Baptiste.
2. Réponse de Jésus : non pas châtiment, mais appel à la conversion
Et pourtant Jésus parlera du jugement ; il exprime l’horreur qu’il a devant le péché et le mal. Mais il prononce cette Béatitude que nous avons entendue hier : "Heureux ceux qui font miséricorde, heureux ceux qui pardonnent ; ils recevront la miséricorde". Dieu leur fera miséricorde.
La réciprocité de la miséricorde et du pardon est la loi de ce Règne de Dieu que le Christ instaure et accomplit tout au long de l’histoire. Le pardon est la clé du Règne de Dieu.
Mais pourquoi les choses tournent-elles comme elles tournent ? Vous raconterez ce que vous voulez sur le pardon, mais quand nous voyons tant de malheurs sur la terre, nous avons envie de demander des comptes à Dieu. C’est ce que font la plupart des hommes. Déjà au temps de Jésus.
Ecoutez le fait divers que nous raconte saint Luc (13, l sq). "Arrivent des gens qui rapportent à Jésus l’affaire des galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices". Des gens de Galilée avaient offert un sacrifice à Dieu et les forces romaines, trouvant peut-être que cela faisait un peu désordre avaient envoyé des soldats trucider ces braves gens en même temps que les victimes des sacrifices offerts.
Et de dire à Jésus : Qu’en penses-tu ? Comment justifier ce malheur ?
Cruel fait divers et question-piège !
Réponse de Jésus : "Pensez-vous que ces galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres galiléens pour avoir subi un tel sort ?". Autrement dit, est-ce un châtiment de Dieu ? "Non, je vous le dis". Ne pensez pas que ce soit un châtiment, ce serait trop simple ! Mais, vous qui me posez cette colle, qui vous scandalisez devant cette catastrophe, "si vous ne retournez pas votre cœur, si vous ne changez pas de vie, alors vous périrez tous de même", (non pas forcément tués par Pilate !).
Et Jésus de rajouter un autre fait divers : "Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, pensez-vous qu’elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis. Mais si vous, vous ne changez pas de vie, vous périrez tous de la même manière". C’est-à-dire absurdement, pour rien, d’une mort inutile, si tant est qu’il y ait des morts utiles !
Donc, nous n’avons pas à chercher une explication qui justifierait le malheur ; il est l’envers de l’amour auquel nous sommes appelés. C’est pourquoi la seule réponse de Jésus sera l’excès de la miséricorde, l’excès de l’amour.
Avec ces autres paroles encore plus étonnantes de Jésus, les apôtres finiront par comprendre que décidément il leur faut pardonner. Pierre qui trouve l’enseignement du Seigneur difficile, s’approche de lui et lui demande : "Seigneur, quand mon frère commettra une faute contre moi (c’est le problème de l’offensé, Pierre se considère offensé par les autres), combien de fois lui pardonnerai-je ? " (Mt 18, 21).
Question naturelle, n’est-ce pas ? Sans doute vous est-il déjà arrivé d’avoir été blessé par un proche, un ami, quelqu’un de votre famille, d’avoir été traité injustement et de vous dire : Vais-je pouvoir lui pardonner ? Et comment ?
Pierre a compris qu’il fallait pardonner. Il pense que le Seigneur exagère, il lui demande : « Combien de fois ? » et il avance timidement un chiffre : "Jusqu’à sept fois ?" Alors, Jésus a cette formule foudroyante : "Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante dix sept fois sept fois !".
Le Seigneur a-t-il répondu au hasard avec ce chiffre de soixante dix sept ? Non, allez voir dans le livre de la Genèse (4, 24), il est dit : "Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek soixante dix sept fois". La fatalité de la vengeance commence avec le meurtre d’Abel par son frère Caïn, le premier meurtre de l’histoire de l’humanité.
Ainsi, Jésus propose à Pierre, par le pardon et par l’amour, le renversement de la logique de mort de Caïn. Voilà donc proposé l’excès de l’amour face à l’excès du mal. C’est cela le pardon, c’est cela la miséricorde.
***
II. Le jeu de l’amour et de la réciprocité
Réfléchissez maintenant au jeu de la réciprocité entre notre attitude les uns à l’égard des autres et notre attitude à l’égard de Dieu, ou entre l’attitude de Dieu à notre égard et son attitude à l’égard de nos frères. Car la miséricorde n’est pas unilatérale ; elle est sans cesse un renvoi. De qui à qui ? De Dieu à nous et de nous à Dieu.
Vous vous demandez : Pourquoi pas ’de nous à nous’ ? A priori, ce qui nous intéresse, c’est la réciprocité égocentrique : Si je te pardonne, pardonne-moi, nous serons bons amis ; si je t’aime, tu dois m’aimer ; si je te fais du bien, tu dois me faire du bien. Donnant, donnant. Cela signifie aussi que si je te donne un coup, tu me le rends ; si tu m’agresses, je t’agresserai. Il est plus économique de rester bons copains…
Tel n’est pas, aux yeux de Dieu, le jeu de l’amour. Il y a au départ une inégalité dans l’amour. Car l’amour donne et il donne gratuitement ; il donne pour donner et il y trouve sa joie. Béatitude de la miséricorde : "Heureux ceux qui font miséricorde, Dieu leur fera miséricorde".
1/ Un trou dans la digue de la violence
Saint Luc nous livre le secret de ce que Jésus fait et nous demande, c’est-à-dire le secret de la réconciliation et du pardon, en ce monde de violence et de vengeance.
Ce cercle infernal, il dépend de chacun de nous de le rompre sans nous décharger de notre responsabilité sur la société. Ils ne peuvent le comprendre ceux qui considèrent la vie humaine, j’allais dire politiquement, comme un objet de discussion stratégique et mondiale. Ils ne se rendent pas compte qu’il en va de l’amour comme d’une digue qui résiste à l’eau. S’il y a des néerlandais parmi nous, ils le savent très bien : qu’il y ait une fuite, même grosse seulement comme un trou d’épingle, la digue est menacée parce que l’eau passe et fait son chemin.
Chaque être humain, chaque disciple du Christ, par son amour, creuse un trou imperceptible, invisible, dans ce mur de haine que dresse la vengeance et il contribue ainsi à délivrer l’humanité de ce cercle infernal.
2/ Avec Jésus, excès de l’amour
Alors, voilà ce que Jésus dit de la réciprocité :
"Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez (donc les disciples) : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient".
Aimer ses ennemis va bien au-delà de ce que nous appelons aimer. Pour beaucoup aimer signifie un mouvement de l’affectivité, un attrait du cœur, un sentiment ; on se sent bien ensemble, on est heureux de se voir, etc. Et l’ennemi, celui qui vous a fait ou vous fait du mal, vous ne pouvez avoir pour lui de sympathie spontanée ni même en vous forçant.
Pourtant, il faut l’aimer. Où trouver la source de cet amour ? De quel amour s’agit-il ?
Vous le voyez, pour rompre le cercle infernal des hommes qui s’entretuent, il faut un amour plus fort que ce que l’homme appelle l’amour. Il faut un amour qui vienne de Dieu et qui habite dans le cœur de chair d’un homme, d’une femme ; ils devront parfois le payer au prix de leur vie. Je pense aux chrétiens persécutés, il n’en manque pas dans le monde d’aujourd’hui, depuis le Soudan jusqu’en Asie, etc. Tous les récits de martyre sont là pour le dire. C’est donc un amour dont nous n’avons pas idée tellement il est sans mesure et que pourtant, puisque Jésus nous le demande et nous le donne, nous pouvons vivre.
"A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. A qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. A quiconque te demande donne et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.
Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.
Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en aura-t-on ?"
Que pensez-vous que Dieu pensera de vous ? Tout le monde fait cela.
"Les pécheurs aiment aussi ceux qui leur font du bien, ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance Dieu vous en aura-t-il ? Les pécheurs en font autant.
Si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu’ils vous rendront, quelle reconnaissance vous en a-t-on ?
Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.
Mais vous, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour.
Alors, vous serez les fils du Très Haut, vous serez les fils de Dieu, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants".
Face aux conflits, au mal qui nous assaille, nous blesse et nous révolte, le Christ nous place nous-mêmes comme de pauvres gens qui acceptent d’être pardonnés, qui découvrent qu’ils ont besoin d’un amour qui vient de Dieu et que cet amour, ils ne le méritent pas ; cet amour est gratuit.
Ce n’est pas un amour qui nous humilie. Certains ont l’art de donner en humiliant ceux à qui ils donnent ; par le sentiment qu’a ce riche d’être un bienfaiteur, le pauvre parfois est blessé dans sa fierté. Devant l’amour de Dieu, cet amour sans mesure, nous ne sommes pas blessés, mais confus, confondus de reconnaissance « Seigneur, je ne suis pas digne… ».
C’est dans son pardon que nous découvrons combien nous avons besoin d’être pardonnés. C’est devant son amour, devant la fidélité incroyable de Dieu à son Alliance : "Non, je ne détruirai plus", que nous découvrons combien nous aimons peu et si mal. Comme Jésus le dit à Nicodème : "Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, non pour juger le monde mais pour que ce monde soit sauvé" (Jn 3, 16-17). Dans le secret de notre vie, nous sommes témoins de cet amour plus grand que nous, que nous recevons de lui et qui sauve le monde, qui rompt le cercle infernal de la violence et de la destruction.
Jésus continue :
"Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. Ne jugez pas".
Ne vous mettez pas à la place de Dieu car seul Dieu juge l’homme et peut le condamner. Dites la vérité à vos frères, dites-leur ce que vous savez vrai ; dites ce que Dieu attend de l’homme. Mais ne les jugez pas. Vous n’en avez pas le pouvoir. Car le juge, c’est Dieu, le seul qui "sonde les reins et les cœurs" (Ps 7, 10).
"Ne condamnez pas et Dieu ne vous condamnera pas ; pardonnez et Dieu vous pardonnera. Donnez et Dieu vous donnera. C’est une mesure pleine et débordante dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous".
Alors, Jésus prend une comparaison qui semble curieuse si l’on n’y prête pas attention. En fait elle est terrible.
"Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ?
Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : ’Frère, attends que j’ôte la paille de ton œil’, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ?
Homme hypocrite…"
Cela ne veut pas dire menteur, mais homme au jugement double, tu as deux jugements, deux mesures, une pour l’autre, une pour toi.
"Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! Alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère".
Mais ce que le Seigneur m’a dit : "Enlève d’abord la poutre dans ton œil", il le dit aussi à mon frère... Où est la paille ? Où est la poutre ? Réfléchissez.
***
III. Combat et miracles du pardon
Cette miséricorde est la clé de l’histoire du monde.
Comprenons bien : ni les chrétiens, ni le Pape, ni qui que ce soit au monde ne penserait à proposer à l’ONU un plan de paix avec les armes du Vatican au bas du document en disant : Mesdames, messieurs, avec notre talent et notre évangile, nous vous résolvons tous vos problèmes, en deux temps, trois mouvements ; vous n’avez qu’à faire ce que nous vous disons.
Ce serait absurde et ce n’est pas la vision du monde que Jésus nous donne. Jésus nous présente l’histoire de l’humanité comme un combat et un combat qu’il a entrepris, que Dieu a entrepris, qu’il poursuit à travers nous. Nous l’avons vu et compris, j’espère, en méditant les deux paroles sur le sel de la terre et la lumière du monde.
C’est Jésus qui continue ce combat de la miséricorde à travers nos vies. Que ce soit un combat, Jésus le dit lui-même à ses disciples : "Je dois recevoir un baptême et quelle n’est pas mon impatience jusqu’à ce qu’il soit accompli. Je dois boire une coupe et quelle impatience m’habite jusqu’à ce que je l’aie bue !" (Lc 12, 50 ; Mc 10, 38). "Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive" (Mt 10, 34sq). Il ajoute que l’amour qu’il apporte peut rompre toutes les solidarités familiales et claniques dans lesquelles les hommes peuvent s’enfermer. L’amour de l’ennemi fera peut-être de vous des traîtres aux yeux de vos amis.
Vous pourriez interroger les Polonais et ceux qui ont vécu la JMJ à Czestochowa il y a onze ans, en 1991. L’irruption imprévue de centaines de jeunes russes a été un étonnant épisode. Dieu sait combien pouvait être douloureuse pour les polonais cette intrusion de jeunes russes démunis de tout, qui ne savaient pas de quoi il était question dans ce rassemblement, mais qui voulaient voir. Le pardon par le partage de la nourriture, par l’accueil pour dormir, par des gestes de bienveillance, a été plus fort que la haine de l’oppresseur séculaire et le ressentiment contre le persécuteur d’hier. C’était vraiment l’ennemi que la population polonaise a voulu aimer et considérer comme elle considérait les jeunes des autres pays. Ceux qui ont été témoins de ces scènes en ont été bouleversés.
Ce pardon, il commence donc par nous. Et il est clair que ce combat de la miséricorde nous ne pouvons y tenir notre place qu’avec la grâce du Christ et sa force.
***
Pour conclure, deux exemples de ce que Jésus accomplit.
Le premier vous est très connu. C’est la guérison du paralytique à Capharnaüm (Mc 2,3sq). La foule enserre Jésus dans la maison de la belle-mère de Simon-Pierre ; on ne peut plus l’approcher. Alors quatre hommes arrivent portant un paralytique ; ils fendent la foule, montent sur le toit en branchages, dégagent un passage et descendent leur compagnon jusqu’au sol, devant Jésus. Celui-ci voyant leur foi dit au paralytique : "Mon fils, tes péchés sont pardonnés". Le passif signifie : « Dieu te pardonne ». Les gens se disent en eux-mêmes : Pourquoi pardonne-t-il au nom de Dieu ? Comment peut-il disposer du pardon qui n’appartient qu’à Dieu ?
"Pour que vous sachiez que le Fils de l’Homme a sur terre le pouvoir de remettre les péchés, je te l’ordonne, dit-il au paralytique, lève-toi, prends ton grabat, marche et rentre chez toi". Et il le fait.
Jésus a vu le cœur de cet homme. Dans son silence, il lui donne une guérison qui va beaucoup plus profond que ce que cet homme pouvait espérer : le pardon des péchés dont la restauration de l’intégrité de sa vie est le signe.
Le pardon de Dieu n’est pas seulement une affaire qui touche une maigre comptabilité de nos actes, de nos sentiments et de nos pensées, mais d’abord le point vital de notre existence. Le Christ nous restaure, nous rétablit, nous guérit, nous rend notre dignité première : celle qu’il nous a donnée dans la grâce du baptême.
Le second exemple est le dîner d’apparat chez Simon, un pharisien ami de Jésus (Lc 7, 36sq). Là-bas, on déjeune ou on dîne toutes portes ouvertes. Voilà qu’une femme arrive, une des prostituées de la ville, elle est bien connue. Elle se précipite aux pieds de Jésus qu’elle baigne de ses larmes et essuie avec ses cheveux en répandant du parfum. Simon se dit : "Si cet homme était vraiment le Prophète, il saurait qui est cette femme" et il ne permettrait jamais cela.
Alors, Jésus, lisant dans son cœur, lui confie : "Simon, tu vois cette femme ; c’est parce que ses péchés si nombreux, si grands ont été pardonnés qu’elle témoigne tant d’amour".
Autrement dit, le pardon, c’est quémander l’amour et le recevoir. Et l’ayant reçu, c’est découvrir les péchés, les si nombreux péchés qui peuvent être les nôtres ; non pas à la mesure du qu’en dira-t-on mais à la mesure de l’amour de Dieu.
Quand je me regarde face à moi-même, je peux toujours me dire : Bof, ce n’est pas grave, cela n’a pas beaucoup d’importance ; puis tout le monde en fait autant, etc. Mais si je découvre que Dieu m’aime et que ce que je fais lui importe, alors je ne suis plus seulement comme le gosse qui désobéit ou l’automobiliste en infraction avec les lois de la circulation. Le pardon de Dieu, ce n’est pas des procès-verbaux que Dieu fait sauter ; il n’y a pas de contractuels du ciel ni des anges spécialisés pour apporter les contraventions (je parle pour les parisiens). L’amour de Dieu me révèle mon peu d’amour et je commence à découvrir mon péché en vérité.
Alors, nous avons cette grâce de pleurer de joie en découvrant le pardon de Dieu, l’amour que Dieu nous porte, l’amour que nous lui portons.
***